À six mois du scrutin présidentiel, l’évêque de Daloa, président de la conférence épiscopale de Côte d’Ivoire, appelle dans une interview à Jeune Afrique à « l’intégration de tous les candidats » pour « éviter aux Ivoiriens l’horreur des violences post-électorales ». Et dresse le portrait du leader dont, selon lui, le pays a besoin.
En mars dernier, Mgr Marcellin Yao Kouadio, 65 ans, évêque de Daloa (Centre-Ouest) et président de la Conférence des évêques catholiques de Côte d’Ivoire (Cecci), publiait, au nom de ses pairs, un message qui a fait grand bruit dans le pays.
Connu pour son franc-parler et ses positions tranchées, le prélat y exprimait de vives inquiétudes sur le climat préélectoral et appelait à des élections « justes, transparentes, inclusives et apaisées ».
Ce n’est pas la première fois que cette voix puissante de l’Église catholique ivoirienne interpelle directement les autorités. Quelques jours après son élection à la présidence de la conférence épiscopale, en juin 2023, la mémorable homélie qu’il a prononcée à Agboville, où il dénonçait « la corruption généralisée », « le tribalisme », « la justice sélective » et « le jeu trouble de la politique », a provoqué une réaction officielle du gouvernement.
À six mois de la présidentielle et alors que les tensions commencent à monter, Mgr Kouadio revient pour Jeune Afrique sur les défis d’un scrutin qui, selon lui, si des mesures exceptionnelles ne sont pas prises, risque de replonger le pays dans la violence.
Craignez-vous que le climat sociopolitique s’altère à l’approche de la présidentielle prévue le 25 octobre prochain ?
Je ne veux pas être un oiseau de mauvais augure, mais les mêmes causes produisant les mêmes effets, si l’on n’y prête pas attention, une crise peut survenir. Le 24 mars, nous avons adressé un message à la nation ivoirienne. Le choix de ce moment n’était pas anodin : la Commission électorale indépendante [CEI] venait de rendre publique la liste provisoire des électeurs. C’était le moment opportun pour nous exprimer.
L’Église ne fait que rendre compte de ce qu’elle entend, voit et constate
L’Église ivoirienne favorable aux candidatures de Gbagbo, Soro et Blé Goudé ? Votre message contenait des mots forts, en parlant des « tragédies » électorales du passé, de leurs « lots de morts », de « prise en otage des populations ». Pourquoi un tel tableau ?
Un mot renvoie à une réalité. L’Église ne fait que rendre compte de ce qu’elle entend, voit et constate. En tant que pasteurs, nous sommes en contact régulier avec les Ivoiriens dans les campements, les villages, les quartiers. Le prophète doit parler, annoncer, dénoncer et s’engager. Cela ne plaît pas à tout le monde, mais c’est notre rôle. Notre message n’est pas l’expression d’une voix isolée, mais celle de toute la conférence épiscopale.
Pourquoi exprimez-vous des doutes sur l’impartialité de la CEI ?
Les Ivoiriens peuvent parfois troquer leur liberté et leur dignité contre un plat de lentilles, contre de l’argent
Nous doutons de son indépendance. Je ne vise pas un individu en particulier. Si cette commission dysfonctionne, il en va de la responsabilité de tous ceux qui y participent. Les Ivoiriens peuvent parfois troquer leur liberté et leur dignité contre un plat de lentilles, contre de l’argent. Curieusement, tous parlent de transparence, mais, dans le même temps, tous craignent le verdict des urnes.
Le 24 mars, vous avez demandé « la légitimation démocratique [du scrutin] par une décision d’intégration politique de tous les candidats ». C’est donc un appel à autoriser les candidatures de personnalités non éligibles comme Laurent Gbagbo, Blé Goudé et Soro Guillaume ?
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Les Ivoiriens peuvent parfois troquer leur liberté et leur dignité contre un plat de lentilles, contre de l’argent. Dans une situation normale, une élection présidentielle obéit à des règles précises. Malheureusement, depuis quelques décennies, notre pays vit dans une situation anormale. Si l’on se remémore la rébellion de 2002, la crise post-électorale de 2011, avec ses 3 000 morts, et celle de 2020, avec ses 85 victimes, le constat est alarmant.
Dans une situation exceptionnelle, il faut parfois des mesures exceptionnelles. L’Église n’a pas vocation à désigner nommément celui pour qui l’on doit voter. Mais pour un bien supérieur, pour sauver la Côte d’Ivoire, il peut être nécessaire d’adopter une certaine éthique de la transgression. Si c’est pour sauvegarder une loi au détriment de vies humaines, je dis non… La loi est faite pour l’Homme, et non l’inverse.
Le ministre Kobenan Kouassi Adjoumani, porte-parole principal du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel, affirme que l’inclusivité concerne les partis, pas les candidats. Et donc que si un candidat n’est pas éligible, son parti doit en choisir un autre. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas à lui de décider ! Quand un sélectionneur compose son équipe, il a ses raisons pour choisir tel ou tel élément. On peut vouloir écarter quelqu’un parce qu’il est gênant et dire « trouvez quelqu’un d’autre », mais c’est trop facile ! Une certaine souplesse est parfois nécessaire pour éviter une nouvelle guerre. La crise peut survenir avant, pendant ou après l’élection. Il est encore temps d’agir pour préserver la paix.
Vous évoquez une « idolâtrie politique » et des modèles imposés à la société. Qu’entendez-vous par là ?

L’idolâtrie consiste à adorer des idoles. Dans notre contexte ivoirien, les militants des partis politiques se comportent comme des adeptes, et les leaders comme des divinités. Cela conduit à de faux martyres, avec des jeunes sacrifiés en masse.
Quant aux modèles qu’on nous impose, ce sont des personnes sorties du néant, devenues richissimes parce qu’elles ont manié des armes ou ont manipulé des situations. On veut les présenter à la jeunesse comme des exemples à suivre. Je m’y oppose. Ce sont des autorités sans grande épaisseur morale… Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, c’est l’argent qui domine tout.
Quel serait, selon vous, le profil du candidat idéal pour la Côte d’Ivoire ?
Nos critères sont d’abord moraux et éthiques. Nous cherchons un dirigeant qui ne soit pas meurtrier, qui ne soit pas menteur, qui ne soit pas arrogant, qui respecte son peuple, et qui puisse mettre fin à la situation de « braconnage » politique et économique.
Malheureusement, aujourd’hui, le profil de l’homme idéal est pour beaucoup devenu simplement celui d’un homme riche, sans que l’on se préoccupe de la façon dont sa richesse a été acquise
Malheureusement, aujourd’hui, le profil de l’homme idéal est pour beaucoup devenu simplement celui d’un homme riche, sans que l’on se préoccupe de la façon dont sa richesse a été acquise. Dans notre contexte ivoirien, les militants des partis politiques se comportent comme des adeptes, et les leaders comme des divinités
Vous dites que la réconciliation nationale a échoué. Pourquoi la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) et la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (Conariv) n’ont-elles pas réussi ?
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Un arbre mauvais peut-il donner de bons fruits ? Ces institutions financées à coups de milliards ont surtout profité à quelques individus. La réconciliation a échoué parce que ceux qui ont semé la misère et la mort ne reconnaissent pas leur faute, ne la regrettent pas, et ne sont pas disposés à changer.
Pourtant, Mgr Paul-Siméon Ahouana a dirigé la réconciliation…
Lorsque Mgr Ahouana a été nommé à la CDVR, puis à la tête de la Conariv, la conférence épiscopale l’a désavoué lors d’une assemblée plénière, à Taabo. Tel que le processus était engagé, les règles n’étaient pas claires. Le temps nous a donné raison.
La conférence épiscopale prépare-t-elle d’autres actions d’ici à la présidentielle ?
Dans notre prochaine lettre, qui devrait paraître en juin ou juillet, nous souhaitons développer davantage notre message de mars. Elle sera plus volumineuse et plus détaillée. Elle approfondira notre position sur les enjeux de cette élection présidentielle, comme nous l’avons fait par le passé sur d’autres sujets importants.
Concrètement, qu’attendez-vous des autorités pour assurer une élection apaisée ?
Ceux qui détiennent le pouvoir disposent d’une marge de manœuvre que le simple citoyen n’a pas. Pour préserver la Côte d’Ivoire, ils peuvent faire beaucoup. Même dans une petite mutuelle, au niveau local, si la gouvernance d’un individu risque de mettre en péril la communauté, on peut faire une entorse à la règle. Mais je rappelle à tous qu’il ne faut pas vouloir accéder au pouvoir à n’importe quel prix.
Malgré ce diagnostic sévère, quel message d’espérance portez-vous ?
La politique est un acte de charité, consacrer son temps à organiser la cité est un acte profondément charitable. Quand la guerre éclate, tout le monde en souffre ; ce n’est pas une affaire d’Église ou de religion, c’est une affaire d’humanité.
Source : Jeune Afrique