Accueil A la une Croyances, mysticisme, stigmatisation, préjugés, malédictions… Assana Bakayoko brise le silence

Croyances, mysticisme, stigmatisation, préjugés, malédictions… Assana Bakayoko brise le silence

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Assana Bakayoko, présidente de l'Ong Albinos J'assume parle.../Ph DR

En Côte d’Ivoire, plus de 6 200 personnes vivent avec l’albinisme, une condition encore largement incomprise et sujette à de nombreuses discriminations, voire des menaces de mort. Assana Bakayoko, présidente de l’ONG Albinos J’assume et sous-directrice en charge de la jeunesse, des sports et loisirs au District autonome des Lacs, revient sur la situation des personnes atteintes d’albinisme dans le pays et sur les croyances qui alimentent leur marginalisation.

Vous êtes présidente de l’ONG Albinos J’assume. Quel est le rôle de cette organisation que vous avez fondée ?

En tant que présidente, j’ai créé une association dénommée Albinos J’assume, suite à un panel portant sur ce thème. Trois intervenants au parcours remarquable avaient été invités pour motiver nos semblables atteints d’albinisme et sensibiliser le public sur notre condition, nos réalités et les difficultés que nous rencontrons au quotidien.

L’activité s’est tenue, en juillet 2019, et a été bien accueillie. Toutefois, nous sommes restés sur notre faim, car elle s’adressait essentiellement aux adultes. C’est pourquoi, quelques mois plus tard, nous avons organisé une journée dédiée aux enfants albinos à Doraville, dans le quartier Bonoumin, à Cocody-Abidjan.

En 2020, nous avons entamé les démarches officielles pour la création de l’ONG Albinos J’assume. L’État ne peut tout assumer, d’où l’importance de telles initiatives citoyennes. Cependant, obtenir les documents administratifs est un véritable parcours du combattant. Depuis 2020, nous n’avons obtenu qu’un récépissé et attendons toujours l’agrément.

D’où vous est venue l’idée du nom Albinos J’assume ?

Le nom a été inspiré par le thème du panel initial. Il s’agissait pour chacun d’assumer son albinisme et d’affirmer ce qu’il ou elle est devenu(e). Lorsque nous avons décidé de créer l’association, nous nous sommes dits : pourquoi ne pas conserver ce thème comme nom officiel ? Nous ne voulions pas d’un nom générique. Nous voulions incarner une vision valorisante de notre identité, revendiquer fièrement notre différence.

Combien de membres compte aujourd’hui l’ONG ?

L’association fonctionne essentiellement autour de son bureau composé de 11 membres actifs. Nous œuvrons pour les personnes atteintes d’albinisme, en particulier les plus jeunes. Pour les enfants, nous comptons environ une centaine de bénéficiaires. Nous menons également des tournées de sensibilisation à travers le pays, notamment à Bouaké, Korhogo, et dans d’autres villes.

Comment se porte aujourd’hui la communauté albinos en Côte d’Ivoire ?

Je dirais que la situation s’améliore.

Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Je dirais que près de 60 % des préjugés ont été déconstruits

Grâce aux efforts conjoints des ONG et du gouvernement, les discriminations ont commencé à reculer. Je dirais que près de 60 % des préjugés ont été déconstruits. Aujourd’hui, les regards changent : autrefois stigmatisés, nous sommes davantage acceptés.

Certaines personnes souhaitent même avoir un enfant albinos. Dans les zones urbaines, les mentalités évoluent positivement, même si, dans certains villages, des personnes atteintes d’albinisme vivent encore cachées.

Qu’est-ce qui, selon vous, explique ces discriminations persistantes ?

Scientifiquement, l’albinisme est dû à une absence de mélanine, le pigment qui colore la peau, les cheveux, les poils et les yeux. Cette absence provoque une dépigmentation partielle ou totale. Il existe d’ailleurs plusieurs types d’albinisme : certaines personnes sont très pâles, d’autres légèrement plus foncées ; certaines ont les cheveux naturellement noirs, d’autres blonds, marron ou blancs.

Il se dit que les personnes albinos porteraient malheur, seraient victimes de sortilèges…

Effectivement, des rumeurs affirment que couper les cheveux d’une personne albinos permettrait, à travers des pratiques mystiques, d’obtenir de l’argent ou de rendre quelqu’un fou. Ce sont des croyances profondément ancrées. Pour ma part, je pense qu’il faut surtout avoir foi en Dieu. Si quelqu’un veut s’emparer de mes cheveux, il pourra le faire à tout moment, alors mieux vaut avoir une foi solide pour se protéger.

Vous n’y croyez donc pas vraiment ?

Nous vivons en Afrique, et il serait hypocrite de nier l’existence de pratiques occultes. J’y crois.

Que voulez-vous dire exactement ?

Par contre, certaines croyances me semblent absurdes, comme celle selon laquelle un rapport sexuel entre une personne atteinte du VIH et une personne albinos guérirait du sida

Je veux dire que je suis convaincue qu’il existe des personnes prêtes à utiliser les organes de personnes albinos à des fins rituelles, notamment pour acquérir richesse ou pouvoir. C’est une réalité. Par contre, certaines croyances me semblent absurdes, comme celle selon laquelle un rapport sexuel entre une personne atteinte du VIH et une personne albinos guérirait du sida. Cela, je n’y crois pas. Mais les sacrifices rituels, hélas, existent, et j’en suis convaincue.

Ce genre de récits circule-t-il entre vous, au sein de la communauté ?

J’ai personnellement vécu une expérience troublante. Une personne a tenté de me couper les cheveux. Quand je m’en suis rendu compte, je l’ai interpellée. Dieu merci, cette affaire n’a pas été ébruitée, et je vais bien. Je suis restée saine d’esprit. Ce qu’elle comptait faire de mes cheveux a été empêché, car j’ai réagi à temps. C’est une histoire que je n’oublierai jamais.

Savez-vous ce que cette personne comptait faire exactement ?

Non, mais on ne coupe pas les cheveux de quelqu’un sans raison. Elle avait forcément une intention cachée. S’il s’agissait simplement de retirer des saletés, elle n’aurait pas utilisé des ciseaux.

Assana Bakayoko revient sur les croyances, mysticisme et autres…

Un rapport de l’ONG canadienne Under the Same Sun indique qu’en Afrique, des centaines de personnes albinos sont tuées chaque année pour des raisons rituelles. En juin 2016, 457 attaques dont 178 meurtres avaient été recensés dans 26 pays. La Côte d’Ivoire figurait parmi eux, avec 26 cas. Êtes-vous exposée à de tels dangers, notamment en période électorale ?

Évidemment. En période électorale, nous sommes particulièrement vigilants. En Afrique, ce genre de pratiques est malheureusement répandu. C’est pourquoi, nous redoublons de prudence. Cela fait peur, mais nous faisons tout pour éviter les tragédies.

Ce phénomène ne disparaîtra pas de sitôt. À chaque échéance électorale, si certains estiment devoir sacrifier un albinos pour atteindre leurs objectifs, ils n’hésiteront pas à le faire. C’est une triste réalité.

« L’albinisme ne doit plus être un frein à la dignité, à l’emploi ni à la sécurité ». Depuis que vous vivez en Côte d’Ivoire, avez-vous été témoin ou informée de cas liés à l’exploitation des personnes albinos en période électorale ?

Je ne me souviens plus précisément de l’année, mais un cas similaire s’est produit à Toumodi. Une femme, alors députée de la Nation, aurait été impliquée dans une affaire de recherche d’une personne atteinte d’albinisme. L’incident a été signalé, et je crois qu’Amnesty International Côte d’Ivoire en a été informée. Cette histoire a marqué les esprits dans la région.

Selon vous, les personnes atteintes d’albinisme peuvent-elles circuler librement la nuit ?

Nous vivons comme tout un chacun. Personnellement, je suis quelqu’un qui prend beaucoup de risques. Je pars du principe que si un malheur doit survenir, il surviendra, d’où la nécessité de placer sa confiance en Dieu. Oui, nous sortons la nuit, tout comme les autres.

Personnellement, je suis quelqu’un qui prend beaucoup de risques

Quand vous parlez de « prendre des risques », à quoi faites-vous allusion précisément ?

Je parle de situations comme celle où je sors seule la nuit, rencontre quelqu’un avec qui le courant passe bien, et accepte de monter dans son véhicule. Je sais que cela peut paraître dangereux, mais mon instinct me guide. Une fois, alors que je passais des vacances chez ma nièce à Angré, dans la commune de Cocody, j’ai fait la connaissance d’un homme.

Il m’a proposé de l’accompagner à Alepé. Je n’y étais jamais allée seule auparavant, encore moins en dehors d’Abidjan. Malgré ma peur, quelque chose en moi me disait qu’il ne me voulait aucun mal. Nous sommes allés dîner sur place. Ce genre d’expériences peut sembler imprudent, mais je refuse de vivre dans la peur à cause de mon albinisme. Je crois en ma dignité et en ma sécurité.

Il existe des croyances selon lesquelles fréquenter une personne albinos apporterait malheur, maladie, voire la mort. Que répondez-vous à cela ?

C’est totalement faux. Il y a des hommes et des femmes albinos qui sont mariés, et si ces croyances étaient fondées, leurs partenaires seraient tous veufs ou veuves aujourd’hui. Non seulement ils vivent en couple, mais beaucoup ont des enfants et mènent une vie de famille parfaitement normale. Ces superstitions sont infondées.

Vous disiez que l’État ivoirien ne peut pas tout faire, d’où la création d’associations pour vous prendre en charge. Toutefois, y a-t-il des mesures concrètes de l’État pour favoriser l’inclusion des personnes atteintes d’albinisme dans le monde professionnel ?

Oui, l’État agit, mais il reste encore beaucoup à faire. Les personnes atteintes d’albinisme font partie intégrante de la grande famille des personnes en situation de handicap, reconnues par la législation ivoirienne et par la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

La loi de 1998 encadre les droits des personnes handicapées. De plus, il existe un mécanisme de recrutement dérogatoire dans la fonction publique, qui permet chaque année à un quota de personnes handicapées d’être intégrées.
Moi-même, j’ai bénéficié de ce dispositif. J’ai été recrutée comme attachée des finances, puis nommée sous-directrice au District autonome des Lacs.

D’autres personnes albinos ont également pu accéder à la fonction publique. Au-delà de cela, un décret prévoit que toute entreprise employant au moins 100 personnes doit compter au minimum un salarié en situation de handicap. Si l’effectif dépasse ce seuil, un taux de 2 % est requis. Ces textes sont encourageants, mais il faut maintenant les appliquer rigoureusement pour que les droits des personnes handicapées deviennent une réalité tangible.

Selon l’Organisation mondiale de la santé, 200 000 personnes albinos dans le monde n’ont pas accès à l’éducation ni à une protection solaire adéquate. Est-ce aussi le cas en Côte d’Ivoire ?

Dans les grandes villes, ce problème est de moins en moins présent. Les enfants et les adultes albinos vont à l’école, ont accès à l’éducation, et bénéficient de certains programmes. En revanche, dans les zones rurales et reculées, la situation est tout autre.

Les enfants et les adultes albinos vont à l’école, ont accès à l’éducation, et bénéficient de certains programmes

Beaucoup ignorent encore la réalité de l’albinisme, et des personnes se cachent par peur du rejet ou de la stigmatisation. Grâce à nos campagnes de dons de kits scolaires, de nombreux enfants ont pu être scolarisés. Fort heureusement, en Côte d’Ivoire, la scolarité et les fournitures de base sont gratuites. Toutefois, l’effort doit être renforcé dans les localités rurales.

Bakayoko: 60% des préjugés ont reculé aujourd’hui…/Ph DR

Le 11 juin dernier, MTN Côte d’Ivoire a organisé une formation à la digitalisation à l’École nationale des sourds de Yopougon, destinée aux personnes atteintes d’albinisme. Cela leur permettrait de mieux s’autonomiser, notamment face aux problèmes de photophobie. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

C’est un peu comme on le dit : « Tu ne vois pas bien, peux-tu vraiment gérer ton argent ? » Lorsqu’un outil nous concerne, nous trouvons des stratégies pour l’adapter à notre réalité. Pour l’informatique, c’est pareil. Avec des lunettes adaptées, un écran à filtre bleu, un bon réglage de la luminosité, une personne albinos peut parfaitement utiliser un ordinateur.

Cette initiative est très pertinente, notamment pour les femmes commerçantes albinos, dont certaines ont abandonné l’école mais savent lire, écrire et compter. Elles possèdent les compétences de base pour entreprendre. La digitalisation peut leur permettre de moderniser leur commerce, vendre sur internet sans se déplacer et mieux gérer leurs activités.

Pensez-vous que cette formation numérique constitue une réelle opportunité ?

Oui, c’est une très bonne initiative, mais il ne faudrait pas que cela reste un événement ponctuel. Réunir les gens pour une session d’une ou deux heures, c’est un début, mais ce n’est pas suffisant.

Que recommandez-vous alors ?

Je propose que MTN Côte d’Ivoire adopte une approche ciblée. L’entreprise pourrait sélectionner un groupe de 10 à 20 personnes albinos ayant un réel besoin de formation pour développer leurs activités. Il serait plus pertinent de leur proposer des sessions de formation approfondie sur une semaine, voire un mois.

Il faut identifier celles et ceux qui sont déjà dans le commerce, les encadrer, les accompagner sur la durée et leur fournir les outils adéquats. C’est ainsi que de véritables transformations pourront voir le jour.

Entretien réalisé par Magloire Madjessou

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